Art brut à Lausanne : l’épopée singulière de la Collection de l’Art Brut #
L’odyssée de Jean Dubuffet et la naissance de l’art brut #
C’est dans les années 1940, alors que l’Europe panse les plaies de la guerre, que Jean Dubuffet (1901-1985), artiste iconoclaste et penseur radical, forge le concept d’« art brut ». Il trace alors une distinction essentielle : l’art brut est constitué d’œuvres réalisées par des individus indemnes de toute culture artistique institutionnelle, qu’ils soient pensionnaires d’asiles, autodidactes isolés ou marginaux. Dubuffet entreprend des recherches minutieuses à travers la Suisse, arpentant campagnes oubliées et établissements psychiatriques à la rencontre d’auteurs singuliers, dont Adolf Wölfli, Aloïse Corbaz ou Gaston Duf.
Cette démarche rigoureuse s’accompagne d’une volonté affirmée de valoriser l’expression spontanée, brute, non formatée par le système académique. Dès 1945, Dubuffet rassemble, expose et publie autour de ce mouvement. Avec le concours de figures majeures telles que André Breton, fondateur du surréalisme, il crée en 1948 la Compagnie de l’Art Brut, coordonnant expositions et catalogues manifestes, parmi lesquels « L’art brut préféré aux arts culturels » connut un retentissement notable. Jusqu’à la fin des années 1960, Dubuffet cumule plus de 5 000 pièces exceptionnelles, scellant la reconnaissance du courant et de sa pertinence artistique.
- Jean Dubuffet, inventeur du concept et acteur central du XXe siècle
- Les premiers collectages suisses et européens auprès de créateurs isolés comme Aloïse Corbaz ou Adolf Wölfli
- Naissance de la Compagnie de l’Art Brut (1948) et première codification du mouvement
La traversée internationale de la collection avant Lausanne #
La trajectoire de la collection ne fut ni rectiligne ni paisible. Après un premier ancrage à Paris, le fonds traverse l’Atlantique : en 1951, il s’exile à East Hampton (New York) chez Alfonso Ossorio, collectionneur et mécène, où s’organise une vitrine marginale mais active des œuvres. Le retour en France au début des années 1960 s’effectue dans l’attente d’un véritable écrin institutionnel, objectif que Dubuffet poursuit avec obstination.
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Malgré le soutien de personnalités comme Jean Paulhan, André Breton et Michel Tapié, la collection ne bénéficie pas du statut d’utilité publique à Paris, la Fondation Dubuffet (créée en 1974, 137 rue de Sèvres) se consacrant à peine à la préservation de ces pièces marginales. Ce manque de reconnaissance fait naître un sentiment d’urgence : il devient évident que, sans engagement institutionnel solide, l’ensemble risquait la dispersion ou l’étiolement.
- Exportation temporaire à New York (East Hampton : 1951-1962) grâce à Alfonso Ossorio
- Fondation Dubuffet à Paris : transfert des œuvres en 1962 mais sans reconnaissance officielle
- Refus du statut d’utilité publique par le Conseil de Paris, paralysant la pérennisation du fonds en France
Le choix de Lausanne : une ville refuge pour l’art hors normes #
C’est face à l’atermoiement de l’administration française que Jean Dubuffet se tourne vers la Suisse. Le choix de Lausanne s’impose dès 1971 : la municipalité propose non seulement un site prestigieux, mais aussi des garanties sans équivalent de conservation et d’exposition. La ville, réputée pour son ouverture à la diversité culturelle, saisit l’opportunité d’accueillir un ensemble patrimonial inédit, sous l’impulsion du conseiller et historien de l’art Michel Thévoz, futur premier conservateur.
Pour Dubuffet, Lausanne incarne cet « esprit d’hospitalité artistique » que beaucoup de centres européens n’osaient alors embrasser. La neutralité de la Confédération helvétique, la vitalité intellectuelle locale, mais surtout la volonté d’offrir à des œuvres marginales une légitimité muséographique, expliquent ce tournant décisif. Le projet lausannois devient ainsi le premier musée entièrement dédié à l’art brut au monde, affirmant la primauté de l’authenticité sur le prestige académique.
- Offre de la Ville de Lausanne : site, budget, conservation et médiation dédiés
- Le rôle de Michel Thévoz, premier conservateur, garant de l’intégrité et de la valorisation du fonds
- Ouverture à la différence et à la marginalité : signature culturelle vaudoise
Le château de Beaulieu : un écrin pour l’extravagance créatrice #
Le 28 février 1976 marque l’inauguration officielle de la Collection de l’Art Brut au château de Beaulieu, édifice néoclassique du XVIIIe siècle, emblématique du patrimoine bâti de Lausanne. Cette localisation n’a rien d’anodin : elle incarne la volonté d’opposer l’éclat de la marge créatrice à la solennité architecturale, de juxtaposer la spontanéité à l’histoire.
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L’aménagement intérieur privilégie les thématiques du parcours initiatique : chaque salle, chaque étage, révèle la diversité des approches et la singularité des créateurs. La collection est divisée en sections telles que art psychotique, art médiumnique, ou oeuvres d’isolement, mettant en avant la richesse sémantique des productions et permettant de saisir la pluralité du champ. La scénographie, pensée pour respecter la « voix propre » de chaque artiste, s’inscrit en rupture avec les présentations traditionnelles : étiquettes sobres, absence de hiérarchie, respect du geste initial.
- Château de Beaulieu : emblème néoclassique transformé en foyer créatif
- Exposition thématique : classification par univers et voix singulières
- Conservation exigeante : priorité à l’authenticité et la préservation du geste originel
Richesse et diversité des œuvres exposées #
Le fonds de la Collection de l’Art Brut compte aujourd’hui plus de 70 000 œuvres, dont environ 700 pièces sont visibles en permanence, sélectionnées pour illustrer la variété des formes, des supports et des trajectoires individuelles. Cette immense réserve fait la part belle aux matériaux inattendus : vêtements recyclés, objets récupérés, papiers trouvés, clous, bouts de bois ou fils électriques sont intégrés dans une dynamique de réinvention permanente.
La diversité des créateurs est spectaculaire : l’on peut y admirer des pièces signées de Henry Darger, mythique auteur américain, de Judith Scott, plasticienne trisomique mondialement reconnue, mais aussi de Karl Beaudelere, Augustin Lesage ou Josef Hofer. À côté de ces figures consacrées, la collection célèbre aussi de nombreuses voix anonymes, dénichées dans l’intimité d’institutions médicales ou d’ateliers improvisés.
- 70 000 œuvres issues de plus de 400 créateurs internationaux
- 700 pièces en accrochage permanent, renouvelées régulièrement
- Utilisation de matériaux bruts : bois, fil de fer, tissus, objets domestiques détournés
- Créateurs emblématiques : Henry Darger, Judith Scott, Josef Hofer
- Forte représentation d’artistes suisses et européens
L’impact de la Collection de l’Art Brut sur la perception de l’art #
L’influence de la Collection de l’Art Brut dépasse largement le cadre lausannois. En remettant en question la hiérarchie des valeurs artistiques, elle a obligé la critique, les musées et le marché de l’art à intégrer la notion d’authenticité première : la valeur d’une œuvre ne réside plus seulement dans sa conformité académique ou dans la reconnaissance de son auteur, mais dans la puissance expressive et l’inventivité qu’elle révèle.
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De renommée internationale, la collection inspire expositions temporaires, recherches universitaires — notamment à l’Université de Lausanne — et acquisitions majeures de la part d’institutions mondiales telles que le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris ou le Outsider Art Museum d’Amsterdam. Elle a favorisé l’émergence du terme « outsider art », qui, dans les mondes anglophones, recouvre une partie des réalités de l’art brut. Depuis son ouverture, on assiste à une revalorisation radicale des productions issues d’ateliers protégés ou d’initiatives sociales, modifiant en profondeur la façon dont musées et galeries abordent la notion de marginalité créative.
- Réhabilitation des pratiques hors-normes dans le champ de l’art contemporain
- Expositions internationales à New York, Paris, Tokyo, Amsterdam, São Paulo
- Renouvellement du regard critique sur la notion d’auteur et d’œuvre
- Inspiration directe pour des artistes contemporains comme Annette Messager ou Yayoi Kusama
Pourquoi la Collection de l’Art Brut reste un musée à part à Lausanne #
Étrangement absente du nouveau pôle culturel Plateforme 10 inauguré en 2022 à Lausanne — qui regroupe MCBA, Photo Elysée et le MUDAC —, la Collection de l’Art Brut cultive sciemment son indépendance. Cette autonomie ne relève pas d’un simple choix logistique : elle traduit la volonté ferme de préserver la spécificité, la mission critique et la dimension subversive de la collection. Ce positionnement garantit la pérennité d’un espace où les codes dominants sont continuellement interrogés.
Le maintien de la collection au château de Beaulieu évite le risque d’une dilution parmi des institutions plus généralistes. Cette séparation institutionnelle, loin d’être un handicap, assure la fidélité à l’esprit fondateur de Jean Dubuffet : oser questionner les valeurs – sociales, esthétiques, culturelles – et rendre justice à la diversité des voix créatives qui s’expriment en marge de la norme.
- Indépendance statutaire pour préserver l’esprit critique et subversif du fonds
- Refus de l’intégration à Plateforme 10, garantissant la singularité du lieu
- Mission de remise en question des normes culturelles, toujours d’actualité
Plan de l'article
- Art brut à Lausanne : l’épopée singulière de la Collection de l’Art Brut
- L’odyssée de Jean Dubuffet et la naissance de l’art brut
- La traversée internationale de la collection avant Lausanne
- Le choix de Lausanne : une ville refuge pour l’art hors normes
- Le château de Beaulieu : un écrin pour l’extravagance créatrice
- Richesse et diversité des œuvres exposées
- L’impact de la Collection de l’Art Brut sur la perception de l’art
- Pourquoi la Collection de l’Art Brut reste un musée à part à Lausanne